Ce texte a été écrit par Amira de Launoy dans le cadre du Concours littéraire de A Coeurs Ouverts. Le principe ? Choisir une photographie - ici une image de Roc Chaliand - parmi celles du fonds de la fondation et laisser son coeur et sa plume parler.
Les trois meilleurs textes ont été sélectionnés par le Comité d'orientation de la fondation. Le premier prix recevra un exemplaire du livre et verra son texte exposé, les 2ème et 3ème prix recevront un livre. Le texte "Un pas après l'autre" a remporté le 2ème prix. Bravo Amira !
Photographie de Roc Chaliand
Un pas après l’autre
Bien avant d’entendre son pied se poser sur la première marche de l’escalier, mon corps tout entier s’est tendu. L’air était déjà pollué par son odeur et ma respiration se faisait lente.
Je veux disparaître. Pas mourir. Juste disparaître. Devenir invisible. Sortir de mon corps. De son corps… je ne m’appartiens plus depuis bien longtemps. Trop longtemps. Combien de temps déjà ?
Il monte les escaliers, il est lourd, il respire fort. Il rit. Il rit de quoi ? Il savoure déjà sa victoire ? Si seulement il y a avait bataille, guerre, sang, cris, hurlements. Il n’y a rien de tout cela. Juste le silence pesant de l’horreur, de l’ignominie, le silence sale et étouffant qui aspire tout appel au secours et ne laisse aucune place à l’espoir.
Maman. Ne lui ouvre pas. Je t’en supplie.
Son odeur se fait de plus en plus forte. Je revois encore chaque pore de sa peau. Je la connais par cœur. Je revois la sueur qui coule sur sa poitrine, freinée par quelques poils… Elle glisse, ralentit, réaccélère… Elle aussi voudrait s’enfuir.
J’ai quinze ans.
La rentrée scolaire approche. Le mois d’août est déjà loin derrière moi. Il a emporté avec lui les quelques semaines d’insouciance que m’offre le retour au pays. Je suis née en Bosnie Herzégovine et je ne sais pas encore que je suis une survivante. Une miraculée.
Il est là, devant notre porte, j’entends ses pas sur le parquet du palier qui grince. Je sens qu’il hésite, il joue avec moi. Il sait que je suis là, derrière la porte.
Il s’appelle Maurice.
Nous habitons un appartement de fonction, à côté de son bureau. Papa travaille pour lui depuis qu’il est arrivé en France. C’est lui qui lui a tout appris. Il est un père pour lui, il lui doit tout. Tout, même moi. Mais ça, Papa ne le sait pas. Maman non plus.
Maurice lui a tout appris. Maurice est un homme formidable. Tout le monde l’aime dans le quartier de la Motte Piquet, le respecte. Son entreprise de bâtiment est florissante et reconnue à travers tout Paris. Papa a des mains en or, il est un ouvrier dévoué et talentueux, il ne voit pas à quel point Maurice le manipule, comme il abuse de son talent, de sa gentillesse, comme il l’exploite et s’enrichit sur son dos. Maurice est un monstre. Je le sais. Je suis la seule à le savoir.
Maurice me viole depuis mes huit ans.
C’est l’hiver 1978 et ma grand-mère vient de mourir. Moi aussi je vais bientôt mourir. Je n’ai rien oublié de cette première fois. Je n’ai pas le temps d’oublier. Je ne peux pas oublier la moitié de ma vie.
Papa et maman sont partis en Bosnie pour l’enterrement de « Nana » ma grand-mère. Ils m’ont laissée à Maurice… Maurice va bien s’occuper de moi, il m’emmènera à l’école, m’achètera des pains au chocolat et des fraises Tagada.
Son appartement est situé en rez-de-chaussée dans une belle résidence en pierre de taille de la rue du Laos. La cour commune est jolie avec ses arbres et ses fleurs. La concierge me connait bien. Elle sourit en me voyant et salue Maurice d’un « Bonjour Monsieur » très respectueux.
Il n’y a pas d’escalier pour descendre en enfer et son appartement va devenir mon enfer. La première fois que j’ai franchi le pas de sa porte, le diable me tenait la main.
Il n’y a pas non plus de mot pour décrire la douleur qui te transperce quand ton corps aussi frêle qu’un roseau se plie sous le poids de ton bourreau.
Maurice s’est occupé de moi. Il s’est bien occupé de moi. Il a pris soin de moi. Il a fait de moi sa poupée. Son jouet. Il aimait beaucoup jouer avec moi. Je me suis toujours demandé si j’étais la seule à avoir ce privilège. Aujourd’hui encore je ne connais pas la réponse et je ne le saurai jamais.
Maurice est mort.
Les pas dans l’escalier, sur le palier de l’entrée n’étaient pas les siens. Le parquet n’a pas grincé sous son poids. Pourtant l’odeur est là. Je la sens… Toc toc toc… Qui est là ?
Maman ouvre la porte. Je ne bouge pas. Je voudrais disparaitre, m’enfuir et dévaler les escaliers, sans me tenir à la rampe, comme pour m’envoler vers la sortie, sentir le macadam du trottoir sous mes pieds, voir filer l’eau dans le caniveau et s’évanouir dans les égouts. Glisser vers les profondeurs de Paris. Ne plus voir ce ciel bleu de rentrée et les feuilles des arbres jaunissantes annonçant déjà l’automne.
Nous sommes en septembre. Maurice est mort. Le silence n’est plus. Maurice est mort. Sa femme est là devant moi, Maman à ses côtés… Papa est livide. Ils pleurent tous les trois et moi je souris.
Ce n’était pas son rire dans les escaliers, mais les pleurs étouffés de sa chère et tendre épouse. Salope.
Je les regarde tous les trois. Ils ne voient pas mon sourire à travers leurs larmes, ils ne me voient pas. Ils ne me voient pas depuis plus de deux mille quatre cent quatre vingt quinze jours… C’est long.
J’ai cinquante ans aujourd’hui selon ma carte d’identité. En vérité, j’en ai trente cinq. Je suis née en septembre 1985.
Il me reste encore une chose à faire, une chose que je repousse chaque année. Je dois aller sur sa tombe, je dois le voir et lui dire à quel point il ne me manque pas. Je dois voir si quelqu’un continue de le chérir et de fleurir sa tombe. Il est enterré au cimetière d’Ivry sur Seine et j’y serai le 1er novembre prochain. Je serai là, debout face à lui, le sourire aux lèvres et le visage noyé de larmes. Je serai là, debout face à lui, pleine de vie et je lui vomirai ma haine. Il n’est pas trop tard pour lui rendre en silence tout ce qu’il m’a fait, m’a pris, m’a donné. Je ne veux rien garder de lui.
J’ai encore quinze ans quelque part. Je veux descendre ces escaliers une dernière fois, ouvrir la porte vers la liberté, trouver la délivrance et reprendre les deux mille quatre cents quatre vingt quinze jours qu’il m’a volé. Il m’a violée.
Je regarde les escaliers de ma maison. Je caresse les marches de mes mains et laisse trainer mon regard. J’aime y marcher pieds nus et sentir le bois qui craque. J’en connais chaque veine. C’est celui du paradis.
Amira de Launoy.
Biographie
En charge de la communication interne dans une société d'emballage, Amira éprouve une passion depuis sa plus tendre enfance pour l'écriture, les mots… mais aussi le dessin, la couture, la décoration. Travailler de ses mains est une nécessité. Elles sont le prolongement de ce que "sa petite tête abrite", selon ses propres mots.
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